Une critique du libéralisme par R. Lesgards

Publié le par Andrei LUDOSAN

Le Monde Diplomatique Janvier 1994, page 32

Trompeuses sirènes au cœur froid
Roger Lesgards
Président du Cercle Condorcet de Paris
Ancien président de la Cité des sciences et de l¹industrie

LIBÉRALISME, un mot que nous devrions nous garder d'utiliser tant il est chargé de significations multiples, successives, contradictoires, qui en brouillent le sens et permettent aux ennemis mêmes de la liberté de mieux avancer masqués.

Sa création est relativement récente. On le voit apparaître entre 1810 et 1820, en France (chez ceux que l'on a appelé les « idéologues ») sous la forme d'une théorie favorable au développement des libertés politiques et de conscience, en Angleterre, en Espagne où un parti, los Liberales, se présente sous ce nom devant les Cortes (1812). C'est, à vrai dire, tout au long des XVIIe, et XVIIIe, siècles que la doctrine a pris corps. Et nous ne devons pas oublier, avant de porter un regard critique sur ses avatars contemporains, ce dont nous lui sommes redevables. Trois propositions en illustrent l'apport:

- rejet de l'emprise de l'Église sur le politique, qui gagne ainsi son autonomie, se sécularise et rend possible l¹organisation et l'évolution de la société à partir de l¹homme, sans autre fin que lui-même;

- émancipation du politique par rapport à une morale extérieure, reçue d'en haut, reposant sur des valeurs transcendantes, pour lui substituer un nouveau fondement, la liberté individuelle, permettant d'établir des institutions au service de l'homme tel qu'il est;

- nécessité de développer des contre-pouvoirs face à cet être artificiel et dangereux qu'est l'État, de limiter sa toute-puissance au travers de nouvelles règles de droit, contre l'arbitraire, contre les excès de l'autorité, contre le despotisme.

Ainsi peut-on affirmer que le libéralisme politique s'est construit à partir d'un véritable idéal émancipateur, qu'il est le produit d'une volonté de réforme, d'une affirmation, dans la sphère du politique, de la liberté humaine. C'est dans l'avancement de la démocratie «à l'anglo-saxonne» que son influence a été la plus franche. En France, les républicains du dernier quart du XIXe siècle s'inspirèrent de cette pensée libérale. La liberté politique et de conscience fut leur arme pour lutter contre les relents du césarisme; la laïcité, issue du rejet de l'Église hors du politique, fut leur fer de lance contre le cléricalisme. Mais nombre de ces républicains prirent leurs distances en raison de l'alliance de plus en plus marquée des «libéraux» avec le conservatisme, voire avec la réaction et l'ordre moral.

Le ver était dans le fruit

Sans doute est-il important de s'arrêter un instant à cette réserve exprimée par une partie des fondateurs de la République face aux premières perversions observées du libéralisme, à ses risques de dérive. Il apparaît en effet que cette dérive n'était pas accidentelle, mais qu'elle est consubstantielle à la pensée libérale, et que, dès l'origine, le ver était au coeur du fruit. Comment cela? Pour la raison fondamentale qu'aux trois propositions énoncées ci-dessus (refus de la tutelle de l'Église, rejet de l'emprise morale sur le politique, limitation des pouvoirs de l'État), le libéralisme en ajoutait une quatrième, qui peut s'énoncer ainsi: «l'économique doit, lui aussi, gagner son autonomie, non seulement par rapport à la religion et à la morale, mais par rapport au politique»; ou encore: «l'activité de production et d'échange de biens et services n'a pas à répondre à d'autres considérations, à d'autres normes que celles qu'elle se donne à elle-même, dans son propre cadre, dans sa propre logique qui est celle du marché». Cette idée nous vient des fondateurs anglo-saxons, particulièrement d'Adam Smith (1) et fut reprise par nombre de libéraux français. Benjamin Constant, en particulier, souligne le caractère «d'abord marchand» des sociétés modernes et limite la souveraineté politique à un contrôle social effectué a posteriori, hors du champ économique.

Tel est le fondement du néolibéralisme contemporain. Le marché y est pris comme «valeur» fondatrice, régulatrice, créatrice, à partir de laquelle, est supposé s'échafauder un système social et politique qui en serait l'heureuse dérivée. C'est en faisant appel aux intérêts individuels que se constituera, selon cette thèse, le meilleur agencement social possible et le dispositif politique le plus apte à prendre en charge l'organisation de l¹évolution de la société. Même si certains penseurs libéraux ont tenté de tempérer la doctrine en lui appliquant une greffe sociale, en reprenant à leur manière la théorie du contrat et de la justice, l¹ensemble du tronc n'est pas altéré et son bourgeonnement se nourrit de la même sève. Il en résulte que la bonne critique du libéralisme consiste à le saisir par les racines, d'une façon radicale (aux fins de l'éradiquer ?). Elle peut s¹articuler autour de trois axes.

Dans la logique de l'exclusion

En premier lieu, le marché, lieu fictif où sont supposés se développer des échanges non contrariés par des entraves extérieures, se voit conférer la fonction de mythe fondateur. Telle est en effet la «valeur» que lui attribue la théorie libérale. Sa nature est pourtant tout autre. Plutôt que d'un marché, il convient de parler de marchés très différenciés, issus des rapports de forces exercés entre producteurs et consommateurs plus ou moins organisés, arbitrés par des opérateurs marchands pour aboutir à des équilibres précaires. Ces marchandages d¹intérêts ne conduisent pas à des optima tendant à satisfaire au mieux les besoins fondamentaux des hommes et à produire le maximum de richesses pour le plus grand nombre. Jour après jour, preuve nous est donnée que le système productiviste engendré par les pures logiques du marché ne sert que les catégories sociables les plus solvables, et rejette dans l¹exclusion, hors jeu, un nombre croissant d¹hommes et de femmes.

Ajoutons qui les ajustements entre l'offre et la demande solvable, tels qu'ils résultent de ces marchés, sont rythmés par des crises brutales, leur seul mode de régulation; qu'ils portent atteinte aux environnements sociaux et naturels, sauf lorsqu'une part de ceux-ci devient à son tour objet marchand; qu'ils ne sont pas créateurs de normes et de règles justes mais de désordres et d'injustices; que, enfin, ils raisonnent à très courte vue, sans aucune perspective à moyen et long terme. Bref, les marchés laissés à leurs propres lois sont des mécaniques mal réglées, aveugles, brutales, gaspilleuses, amplificatrices d¹inégalités, productrices d'exclusion.

Si l¹on se place sur le plan politique, l'affaiblissement de l'Etat par le marché, qui nous est présenté par le libéralisme comme devant servir la démocratie contre l¹appareil autoritaire, conduit en réalité à un dépérissement et à une relégation du politique. Le discours libéral contemporain expose que les «valeurs» du marché et celles de la démocratie ont nécessairement et heureusement partie liée, qu'elles se nourrissent l'une l¹autre, et que de leur synergie émergera le meilleur des mondes social et politique.

Une démocratie réduite au laisser-faire

Malheureusement, nous savons que le capitalisme financier, industriel et marchand peut trouver son plein épanouissement dans des régimes autoritaires aux mains de généraux sud-américains, de colonels européens ou de présidents africains. La démocratie que le marché revendique pour compagne est une démocratie minimale, réduite au laisser-faire, au laisser-passer de l'argent et des produits marchands, à l'existence d'un Etat diminué qui se fait complice des intérêts étrangers jusqu'à la corruption. Simple pluralisme apparent d'opinions tenues en laisse, de journaux réservés aux kiosques des aéroports, il n'y a là que démocratie formelle qui sonne creux.

Le libéralisme se confirme être, en réalité, l¹ennemi d'une démocratie forte, pleine, vivante, où la lucidité et la participation des citoyens seraient requises pour régler la bonne marche de la cité. Système censitaire où l'élite est d'abord financière et marchande, le «marché» ne vise qu'à entretenir une mini-démocratie à la solde de ses intérêts matériels. Les médias sont ses serviteurs; il les abreuve de ses « libéralités » sonnantes et trébuchantes. En réduisant l'État à sa dimension policière et guerrière, la philosophie libérale s'allie non pas à la démocratie, mais au populisme; elle alimente les tentations sécuritaires. En pénétrant l'esprit des décideurs, qui y trouvent leur compte, elle se rend maîtresse du jeu politique qu'elle tient pour une résultante, pour une conséquence dont il convient de circonscrire l'importance. En submergeant le sens commun, en modelant l'opinion sous une apparente liberté d'allure, elle anesthésie toute volonté de construire un système politique où des citoyens exerceraient leur pleine souveraineté.

Enfin, en rejetant le social hors de son champ, le «libéralisme de marché» s'interdit la compréhension même de la société et toute capacité à y créer un nouveau modèle d'organisation et de relations qui ait valeur humaine. Sa prétention à structurer un ensemble social cohérent est rendue inopérante du fait même qu'il ne conçoit la société que comme un agrégat d'individus, sans lui reconnaître la moindre personnalité propre, la moindre autonomie, la moindre faculté créatrice. Tout y est traité en termes de marchandises, d'échanges mesurés par l'argent, d'efficacité et de rentabilité.

Niant la primauté de la compétence sociale, le libéralisme engage du même coup une entreprise de désintégration des sociétés, de rupture des solidarités, d'éclatement des communautés. Rejetant toute morale dans la sphère de la vie privée (2), il se rend impropre à fonder une éthique, à dégager des valeurs communes. Les «moeurs» qu'il développe résultent d'un jeu dérégulé au profit des plus aptes à conquérir les marchés, et la société se retrouve avec lui sans possibilité de construire un idéal partagé. La réserve d'éthique supposée alimenter le dispositif à partir de la religion, de la famille, des associations caritatives, est sans prise sur le coeur froid du système. La raison elle-même n'y est conçue que comme ins- trumentale, comme moyen de calcul au service d'une amélioration de la production et de l'efficacité.

La technique, quant à elle (qui se nomme «technologie» au «technoscience»), se trouve largement dévoyée de sa mission libératrice. Nous sommes condamnés, pour tout modèle social, à obéir à un matérialisme conquérant. Ainsi, nous promet-on des «entreprises cultu- relles», des universités construites sur le modèle entrepreneurial, une recherche scientifique qui ne vaut que par ses applications, une création qui se jauge au marché de l'art. La société est sommée de ne pas imposer d'autres références. Et, ce faisant, elle perd toute maîtrise sur son propre devenir. Elle n'a plus de choix. Le sentiment d'incapacité à influer sur le cours des choses s'empare de chacun. Nous avons la sensation d'être emportés par des forces obscures qui nous dépassent. Nous sommes définitivement soumis. L'idéal émancipateur a fait long feu.

La machine à décerveler

La critique du libéralisme contemporain ne peut être que radicale. Vouloir composer avec lui sans remettre en cause ses fondements, c'est se condamner à accepter de se soumettre peu à peu à l¹ensemble de la doctrine. C¹est entrer dans son jeu et contribuer à la pérennité de son entreprise de dépolitisation et de «désocialisation». Tenter d¹infléchir son cours en compensant ses débordements par une politique sociale correctrice (nécessairement coûteuse, limitée et perverse dans ses effets), c'est le conforter. Penser avec le néolibéralisme économique, c'est nécessairement penser comme lui, c¹est s'exposer à faire la preuve, une fois encore, de l'excellence de sa machine à décerveler. Ne nous laissons pas prendre aux reflets des écrans spéculaires. Pour reprendre un mot de Nietzsche : « Soyons intempestifs! »

(1) On pourrait renforcer la démonstration en associant la philosophie utilitariste de Bentham et de Stuart Mill, qui prétendaient mesurer la valeur de toute action morale par son utilité ou sa capacité à produire une certaine  « quantité de plaisir » pour le plus grand nombre.

(2) Peut-être y a-t-il là une réponse à cette question naïve que l'on se pose souvent: pourquoi diable tant de manageurs et de cadres dirigeants, croyants sincères, humanistes proclamés, soucieux de sens moral pour l'éducation de leurs enfants, en sont-ils si dépourvus chaque matin, dès qu'ils franchissent la porte de leur bureau, et se comportent-ils alors en technocrates et en autocrates, oublieux de leur philosophie?

Publié dans ludosan

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